Parité en Portraits #9 - Marion Carré
Marion Carré, cofondatrice et présidente d’Ask Mona, est la 9e rencontre de notre série « Parité en Portraits ». Entrepreneure à la croisée de l’intelligence artificielle et de la culture, elle explore dans cette interview les enjeux de l’invisibilisation des femmes dans le domaine de la tech. Elle nous partage également son expérience de la création d’Ask Mona ainsi que ses réflexions sur les inégalités dans l’entrepreneuriat et sur la transversalité des enjeux, au-delà des différences sectorielles.
Diplômée du CELSA (Sorbonne Université), Marion Carré a lancé Ask Mona en 2017, une start-up innovante spécialisée dans l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) pour faciliter l’accès à la culture. En 2023, elle a été nommée membre du Comité Stratégique de l’IA Générative pour le secteur culturel par la Ministre de la Culture et est experte pour la Commission Européenne et France 2030. Parallèlement, elle est artiste et enseigne également un cours sur la culture face au défi de l’IA à Sciences Po et à la Sorbonne. Elle est également l’auteure de plusieurs ouvrages, dont Qui a voulu effacer Alice Recoque ?, publié en février 2024.
Voici quelques extraits de la conversation.
Quel a été votre parcours ? Comment avez-vous appréhendé les enjeux de parité ou d’égalité hommes-femmes dans celui-ci ?
Marion Carré : J’ai suivi une double licence en droit et histoire avant de rejoindre le CELSA (École des hautes études en sciences de l’information et de la communication). À 21 ans, alors que je terminais mes études, j’ai fondé Ask Mona.
Quand je me suis lancée, je n’ai pas vraiment réfléchi aux enjeux de parité et d’égalité femmes-hommes. C’est en évoluant dans le milieu de l’entrepreneuriat et de la tech que j’ai commencé à m’y pencher, ce qui m’a conduite à écrire Qui a voulu effacer Alice Recoque ? (Qui a voulu effacer Alice Recoque ? (Grand format – Broché 2024), de Marion Carré | Éditions Fayard).
Qui était Alice Recoque ?
MC : Alice Recoque était une pionnière de l’informatique. Dans les années 1950, elle a commencé à bâtir des ordinateurs et s’est positionnée ensuite sur l’intelligence artificielle dans les années 1980. Son approche était visionnaire car elle anticipait les impacts de l’informatique personnelle, des réseaux et de l’intelligence artificielle. Cette vision la rend particulièrement intéressante et pertinente à étudier aujourd’hui.
Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire cet ouvrage ?
MC : Avant tout, je souhaitais mettre en lumière des pionnières oubliées de la tech. Je me suis en effet rendue compte que je mentionnais souvent des pionniers, mais que je connaissais peu de pionnières. Ce livre est ainsi un moyen de mettre en avant Alice Recoque et, à travers elle, de discuter de la place des femmes dans la tech, afin de créer un cercle vertueux qui valorise les femmes.
La page Wikipédia d’Alice Recoque a failli être supprimée. Son effacement a été double : à la fois l’effacement de toutes les traces de sa contribution et celui de sa personne. L’oubli de telles figures empêche, par ricochet, des générations de femmes de s’en inspirer et de s’en emparer.
Dans la tech, il y a un réel manque de femmes. L’un des axes pour contrebalancer ce phénomène est de valoriser les contributions des femmes aux avancées scientifiques, et c’était précisément l’objectif du livre. Cet axe fait partie d’une boîte à outils plus large pour aborder la question de la parité et de l’égalité femmes-hommes.
Quel a été l’écho à la suite de la publication ? Prévoyez-vous de poursuivre sur cette lancée et d’écrire sur d’autres figures invisibilisées ?
MC : L’ouvrage a été diffusé par de nombreux médias. J’ai pris la parole à maintes reprises pour faire découvrir cette figure dans diverses écoles, notamment à l’École 42, à l’École Polytechnique ainsi qu’auprès des jeunes femmes participant à une olympiade de mathématiques.
Quelques mois après sa sortie, en juin 2024, le dernier supercalculateur européen a été baptisé en l’honneur d’Alice Recoque par Sylvie Retailleau, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Tout comme l’ouvrage, de telles actions participent à reconnaître et à valoriser les contributions des femmes aux progrès scientifiques.
Je n’ai pas prévu pour l’instant d’écrire une série sur des femmes oubliées ; ce pourrait être le projet d’une vie. Mais je continue à mettre en lumière Alice Recoque, à faire découvrir son parcours et à soulever les questions autour de l’invisibilisation des femmes.
Selon vous, quels sont les autres éléments de la boîte à outils pour atteindre la parité et l’égalité ?
MC : La boîte à outils est vaste. Il existe une multitude d’enjeux et, en conséquence, de nombreux outils disponibles pour corriger la situation actuelle.
L’enjeu principal est culturel. Il s’agit de changer les mentalités en profondeur et d’adapter la médiatisation pour contrer les clichés et stéréotypes qui imprègnent notre société.
Ensuite, il y a tous les aspects liés à l’orientation professionnelle, à l’école, à l’entrée dans l’entreprise, aux promotions et aux trajectoires au sein du monde du travail. Seul un ensemble d’actions, menées par des instances diverses, peut contribuer au changement culturel nécessaire. Mettre en avant les contributions des femmes, tant celles du passé que celles d’aujourd’hui, est un levier parmi d’autres. Il n’y a pas de solution magique, mais chaque initiative compte.
Vous avez fondé Ask Mona à 21 ans. Avez-vous rencontré des problématiques relatives à l’entrepreneuriat féminin, notamment autour de la levée de fonds ?
MC : J’ai cofondé Ask Mona avec Valentin Schmite ; une équipe mixte est l’une des configurations les plus favorables pour une startup.
L’entrepreneuriat est effectivement un domaine où les enjeux femmes-hommes restent complexes, notamment en ce qui concerne l’accès au capital. La levée de fonds constitue un moment crucial de la vie d’une entreprise et les inégalités de financement initial peuvent influencer significativement les trajectoires de développement. Les travaux du collectif SISTA illustrent bien cette réalité : les femmes rencontrent davantage de difficultés lors de la levée de fonds (Pour consulter les travaux de SISTA : Sista Data & Studies).
Avec Ask Mona, vous avez à la fois un pied dans le monde du numérique – qui peine particulièrement en termes de parité – et un pied dans le monde de la culture – qui est, quant à lui, plus paritaire. Quel est votre avis sur les différences entre ces secteurs ?
MC : Il est vrai que le secteur de la culture est généralement plus paritaire, mais les récentes études (Ministère de la Culture (2024). « Les femmes plus visibles dans la culture mais toujours des inégalités ») montrent que les chiffres varient considérablement selon les postes. En effet, le nombre de femmes occupant des postes à responsabilités y est encore insuffisant, malgré une parité plus visible à d’autres niveaux. Cependant, on observe tout de même une évolution positive.
Selon moi, bien qu’il existe des différences entre les secteurs et que certains aient encore beaucoup de chemin à parcourir pour atteindre la parité, les dynamiques, enjeux et solutions sont souvent transverses. On retrouve ainsi de nombreux points communs entre le monde du numérique et celui de la culture en ce qui concerne la place des femmes.
Invisibilisation et réhabilitation des femmes scientifiques : les effets Matthieu, Matilda et Scully
L’effet Matthieu, théorisé dans les années 1960 par le sociologue Robert K. Merton, décrit un phénomène de reconnaissance inégalitaire dans le monde scientifique : ceux qui partent avec un capital moindre – qu’il s’agisse de capital social, matériel ou culturel – sont souvent moins reconnus que ceux bénéficiant de plus de ressources. Ce biais s’applique aussi à la reconnaissance des femmes scientifiques, amplifiant l’invisibilisation de leur travail.
Dans les années 1990, l’historienne Margaret Rossiter approfondit cette idée avec le concept de l’effet Matilda (Margaret Rossiter (1993). « The Matilda Effect in Science », Social Studies of Science, Londres, Sage Publ., mai 1993, p. 325-341), qui met en lumière la minimisation, voire l’appropriation systématique des découvertes des femmes par leurs collègues masculins dans l’histoire. Des figures telles qu’Ada Lovelace (1815-1952, créatrice du premier programme informatique) ou Hedy Lamarr (1914-2000, actrice hollywoodienne et inventrice entre autres d’un moyen de codage des transmissions radios) en sont des exemples : leurs contributions ont longtemps été ignorées ou attribuées à d’autres, malgré leur importance capitale dans les domaines technologiques.
La chercheuse Isabelle Collet note que « pour trouver une place dans la mémoire collective, il faut d’abord avoir accompli une action dans l’espace public, puis être publiquement crédité·e de cette action et enfin avoir des médias qui gardent une trace authentique de cette action et de son auteur ou son autrice dans leurs chroniques. Voilà trois étapes que les femmes ont du mal à franchir (Isabelle Collet (2019). Les oubliées du numérique. Paris : Le Passeur) ».
Ces dynamiques se retrouvent sur des plateformes comme Wikipédia, où la documentation scientifique repose largement sur des sources secondaires. La minimisation du rôle des femmes dans la recherche les y rendent donc invisibles. Marion Carré l’illustre avec Alice Recoque et l’exemple de Donna Strickland, prix Nobel de chimie 2018, en témoigne également : sa page Wikipédia fut rejetée à deux reprises avant 2018, faute de visibilité médiatique.
En 2022, seulement 19 % des biographies anglophones
sur Wikipédia concernaient des femmes.
Par comparaison, depuis l’été 2024,
il y a 20 % de biographies francophones de femmes, contre 14 % en 2016.
Pourquoi s’inquiéter de cette invisibilisation des femmes en sciences ?
Outre l’enjeu de rétablir un récit historique qui regarde au-delà des discours dominants, réhabiliter ces figures historiques et, plus généralement, mettre en valeur les femmes scientifiques a un impact sur l’orientation des femmes des jeunes générations vers ces métiers. À ce titre, les contenus qui ciblent la jeunesse ont un rôle clé dans le développement des imaginaires et des goûts scientifiques (Clémence Perronet (2022). Où sont les femmes dans les médias scientifiques ?).
Deux fois plus d’hommes que de femmes sont représentés
dans les contenus culturels scientifiques jeunesse (Ibid).
L’effet Scully illustre l’influence que peut avoir la représentation des femmes scientifiques dans la fiction. Inspiré par le personnage de Dana Scully (interprété par Gillian Anderson) dans la série X-Files et une étude de 2018 du Geena Davis Institute on Gender in Media, ce concept affirme que des rôles féminins forts peuvent affecter les aspirations des femmes vers les carrières scientifiques. Selon cette étude, les spectatrices de X-Files ont plus de chances de s’orienter vers un métier scientifique (24 % contre 16 % pour les femmes n’ayant pas suivi la série). Cependant, il est difficile d’établir le véritable impact de l’effet Scully : « des corrélations entre positionnement social, capital culturel scientifique et pratiques de loisirs » (Clémence Perronet. Filles et sciences, « l’effet Scully » ? Enquête sociologique sur l’influence des objets et pratiques culturelles sur l’orientation des filles en sciences) peuvent expliquer cette différence statistique.
Une meilleure représentation des femmes dans la science, qu’elles soient réelles ou fictives, reste cruciale. Plusieurs initiatives des dernières années sont à noter et participent à une amélioration incrémentale de cette représentation. Le collectif Les sans pagEs crée par exemple des pages biographiques de femmes sur Wikipédia. La création de jouets comme le set LEGO « Les femmes de la NASA » ou la production de films comme Les figures de l’ombre (2016) visent également à offrir des modèles féminins scientifiques.